Esquisse de vie, de sourire, de pleurs, de joie.
Brooklyn vit quand Felix veille. Assis sur le même banc depuis des heures, son dos endoloris par le bois trop dur, il ne voit rien. Son oeil avide de nouvelles découvertes ne décèle dans la population aucune nouveauté. Il a déjà vu le smili-amour de ce couple aux bouches liées depuis près d'une heure, l'ennui de la fille qui n'a plus d'ambitions, le sourire éteint de celle qui voudrait faire croire que tout va bien, l'homme qui déambule en faisant mine de savoir où il va, qui pourtant passe chaque heure au même endroit, la vieille dame au regard vide dans le parc, cherchant désespérément les fantômes de ces gens qui l'on quitté. Il connaît chacun de leur sentiment, collé sur son patchwork d'images douce-amères qu'il crée depuis quelques temps déjà. Son dos craque lorsqu'il se lève, ses jambes sont engourdies par la position qu'il a maintenue trop longtemps. Ses pas bruissent dans l'herbe, laissant derrière lui la verdure pliée par l'indélicatesse de sa démarche lente, même lassé, il continue de croire qu'au détour d'un arbre il croisera ce que tout le monde à laisser de côté. L'instant, la chose, la personne magique que personne n'avait remarqué et qui pourtant dégagera cette chose si forte qui attire forcément l'attention une fois qu'on la croisé. Il suffit simplement d'être à l'affût, du sol au ciel, du rien au tout. C'est une chasse au trésor à l'instinct.

Ovni.
Dans le trop plein de banalité tuant son inspiration jusque-là croissante, elle apparaît. On ne la remarque pas avant de ne voir qu'elle. Singulière contradiction. Il ne sait pas depuis combien de temps elle est là, dans son coin de verdure avec sa présence subtile et ses mouvements féeriques mais maintenant qu'il l'a voit, il n'y a plus rien d'autres. Le couple s'est éloigné, la vieille dame à rejoint ses fantômes et la fille a caché son sourire-feinte. Un sourire presque béat s'installe sur le visage de Felix, l'appareil capte déjà les ondes particulières que dégage la danseuse anonyme. Elle est là désormais, cachée dans la boîte de photo-sentiment, rejoignant la palette de sensation coloré qu'il tisse, pièce unique et magnifique de sa collection particulière. Pourtant, son plus grand soucis sur l'instant est qu'il ne sait pas avec certitude ce qu'il ressent à voir ses pas s'entrecroiser avec application, son visage concentré et ses yeux brillants de passion pour son corps chantant. Tantôt requiem, tantôt chant de joie, oscillant entre sourire doux et charmante mélancolie.

Puis finalement, chercher la réponse à cette question n'aurait aucun sens, elle n'exprime rien, puis tout à la fois. Sur l'instant, elle ne semble même pas réellement humaine. Elle ressemble plutôt à un oiseau qui fait des tours dans le ciel. Par instant, on dirait même qu'elle s'envole. Alors Felix avance doucement pour ne pas effrayer l'hirondelle, avide de voir encore ses jeux d'ailes et autres chants du corps. Il aurait pu rester là des heures durant à contempler l'évidence : c'était magique. Venu d'ailleurs. C'était quelque chose qui vous transportait le temps de quelques pas ailleurs, quelque part où vous n'auriez jamais pu aller de vous-même, entre la terre et la lune, paumée dans les étoiles. Fondu au noir pour l'apparition d'une étoile. Applaudissement du cosmos pour l'astre qui brille. Les planètes en perdent la tête, elle lui tourne toutes autour. Il aurait voulu se taire encore, voir jusqu'où pouvait mener le voyage de la danseuse mais sa langue fourche, avide de signaler une admiration croissante. « C'est joli ce que tu fais. » T'es jolie, aussi. Felix sourit. On ne dit pas ce genre de choses aux filles qu'on ne connaît pas sans que ça passe pour une technique de drague aussi miséreuse que misérable. Mais il ne la drague pas Felix, il est juste intrigué par la danseuse dans son coin singulier, à faire ses pas, ses petits tours et ses jeux de jambes - ou un truc du genre, il y connaît pas grand-chose - il sait juste que c'est beau. A couper le souffle même, pour les imbéciles de son genre qui ne comprenne rien à la poésie muette des images animées.

Elle s’envole, tourbillonne encore et encore. Comme une danseuse dans une boîte à musique. Comme un papillon qui virevolte danse les airs. La douce enfant papillonne, elle rêverait de pouvoir voler. Tout autour d’elle, tout a disparu, il n’y a qu’elle et l’air qui l’entoure, elle ne fait attention à rien, même pas aux personnes qui passent à côté d’elle et la regarde admirant ses arabesques et ses tours piqués. Portée par une musique inexistante qui résonne dans sa tête, elle ferme les yeux et laisse ses pieds danser à leur guise. Elle fait oublier les problèmes, elle leur fait quelque chose, elle est artiste, elle réjouit. Norma rêve, Norma vole, Norma s’envole, et quand bien même quand elle aura assez dansé, qu’elle retombera comme un oiseau qui ne sait plus voler, elle sera heureuse, heureuse d’avoir pu battre des ailes et quitter la terre, l’espace d’un instant. Elle lance son bras dans les airs, envole-toi, puis tombe, reviens sur terre, elle se relève, vas-tu voler ? Puis tourbillonne, tant de beauté. Elle oserait rêver danser à Broadway, pourtant c’est difficile, elle est bien loin d’être une piètre danseuse, elle espère avoir, au-dessus d’elle, une étoile pour la porter dans ses rêves, un jour où connaîtra Norma Roy, la danseuse qui a traversé l’océan pour se faire un nom, pour vivre le rêve américain elle aussi. . Une marraine la fée, ou alors juste un peu de chance, elle ne demande rien d’autre. Juste accomplir ses rêves. En attendant Broadway elle s’offre à la vue de chacun au milieu des arbres, à côté du lac, dans un cadre qui fait rêver.
Norma quand elle danse c’est un coup de de jus, un coup de foudre qui te transperce de part en part. Dans le mille, elle ne rate pas son coup. Combien ose la regarder, combien n’ont-ils pas peur  de tomber dans ses filets. Elle est belle quand elle danse, elle est belle mais elle ne le sait pas. Elle ne sait même pas qu’on la regarde. Elle ne sait même pas qu’on l’admire. Elle ne sait même pas qu’on la voit. Norma elle se croit transparente, mais elle ne l’est pas. Norma quand elle danse c’est comme un doigt levé haut, à tous ceux qui lui ont dit qu’elle était bonne à rien. C’est comme une putain de chose à laquelle on ne s’attend pas. Une peu comme une luciole qui capte l’attention en pleine nuit, ouais, mais ouais, en fait c’est ça Norma.  Elle ne voudrait pas être prisonnière, elle tient à sa liberté, puis elle est tellement belle libérée comme une enfant, comme un oiseau. T’es trop jolie Norma, bien plus jolie que la vie autour de toi, bien plus jolie que tous ces cons qui ne pensent qu’à eux.
Elle tourne, tourne, tourbillonne, tout autour d’elle a disparu, tout autour d’elle n’existe plus. Haut les cœurs, haut les cœurs. Elle se fond dans l’horizon, comme une toile de Renoir, comme le déjeuner des canotiers. Des ombres, des mystères qui tournent autour de toi. Comme la fille au verre d’eau, elle pense qu’on ne la voit pas, mais on ne voit qu’elle. Elle vit, elle est belle au milieu de tout ça. Tout s’arrête quand des mots inconnus arrivent à ses oreilles. Elle ne l’avait même pas vu s’approcher et pourtant il a l’air de la regarder depuis quelques temps déjà. Il dit que c’est joli. On l’a vu. On l’a regardé. Elle ne s’en est pas rendu compte, elle sent que le rouge lui monte aux joues et décroche un merci. Elle est touchée. Elle le regarde. « Je peux continuer si tu veux. » de toute façon elle n’avait pas envie de s’arrêter.

« Je peux continuer si tu veux. »
C'est drôle. Drôle sans l'être. Il s'imaginait une voix qui joue la cinquième symphonie. Une voix qui chante. Mais ce ne sont que des mots. Ça l'a rend drôlement réaliste, la jeune inconnue, avec ses paroles douces. Comme une savoureuse claque sur la joue, une voix aussi gracieuse que ses pas de danse pourtant en contraste à la féerie de ses gestes aériens. Demi-fée, demi-oiseau, demi-femme. Demi-chimère. A mi-chemin du rêve et du réel. Elle devient le casse-tête de l'ambitieux Felix qui se voit capter les ondes qu'elle transmet dans son réalisme léger et ses mouvements d'un autre monde. Mais il est sûr d'une chose : cette fille est capable de voler. Et de faire en sorte que vous vous envoliez aussi.

Avis aux amateurs de bonheur fait d'or et d'azur.
Puis il revient à l'instant, celui ou elle dit qu'elle peut continuer. Il contemple les traits de l'oiseau-inconnue avec ses ailes faites de rêveries et de lumières sans trop savoir quoi répondre. Il le veut. Il veut aussi l'entendre parler encore. Déchiffrer les ombres qu'elle masque derrière ses pas de danse. Sa voix timide opposé à son corps qui ne cesse de parler dans le plus révérencieux des silences. Mais il peut pas s'immiscer dans le coin d'esprit fermé aux inconnus de cette fille dont il ne connaît que les pas de danses recherchés. Alors il hoche la tête, pour dire oui. Continue. envoit ta poudre d'oiseau danseur dans mon regard d'ignorant. Et puis danse, sans jamais t'arrêter, histoire que les aiguilles du temps s'arrête un peu. Que le monde cesse de tourner. Qu'il ne reste que l'inconnue aux ailes déployés et sa gracieuseté chantante qui écrit des histoires que le bruissement de l'herbe sait murmurer.

Elle danse à nouveau et il ferme les yeux.
Le monde est différent quand le maestro est cet l'inconnue. Le vent souffle une poésie chantée. Il entend les pas de l'oiseau danseur qui semble jouer d'un instrument, quelque chose d'inconnu, que personne n'a jamais entendu. Un objet aussi féerique que ces gestes dont il ne saisit pas toutes les nuances. Quelques choses qui vous heurte le cœur avec la violence d'une massue, aussi douce qu'une caresse, paradoxe particulier. Savoureux, même. Et les feuilles murmurent l'histoire qu'elle leur apprend en dansant, tout dans ce parc semble alors se mouvoir dans le seul but d'accompagner la danseuse dans son monde qui tourne, tourne, tourne encore.

Et a trop tourné, par tant de beauté, Felix en perd la tête. Il manquerait presque de s'évanouir. Au lieu de ça, trop absorbé par la contemplation d'une étoile filante qui danse sur la voie lactée, il lâche son appareil photo. Retour à la réalité. Bien terne et bien vide quand on vient de passer quelques minutes dans le cosmos. Pire encore : il se maudit d'avoir sali le tableau sublime de la danseuse. L'effet d'un corps qui parle en solitaire dans un parc, c'est éblouissant. Si bien qu'il n'a plus qu'à contempler les pièces détachées de la seule chose à laquelle il a toujours tenu.

Et pourtant, il le lâche jamais, Felix, son appareil photo.