big gun kick the hell out of you « Merde ! » J’étais piégé. Ce qui était parti pour n’être qu’un braquage enfantin d’une petite épicerie de banlieue tournait au carnage. J’avais naïvement cru que le petit gringalet qui tenait la boutique en était aussi le propriétaire. Manque de bol, le proprio était autrement plus baraqué et m’avait cogné pour me faire passer le goût du cambriolage. Il m’avait foutu à terre sans ménagement, j’avais la tête qui tournait dangereusement alors que je l’entendais attraper son téléphone pour appeler les flics. Ni une ni deux, je profitais de ce moment d’égarement pour prendre la fuite et courir à perdre haleine. Mais j’entendais ses pas derrière moi, ce connard m’avait suivi. Il avait pas l’intention d’abandonner. Sauf que j’étais le genre de gars qui avait appris à courir vite pour éviter les embrouilles, et après de longues minutes de course poursuite dans le quartier de mon enfance, que je connaissais heureusement mieux que ma poche, je finissai par pousser la lourde porte en métal d’un entrepôt désaffecté. Là seulement, je prenais le temps de respirer en m’installant contre le mur pour récupérer un peu. J’étais à bout de souffle, ma vue se brouillait et je constatai même avec dégoût qu’un mince filet de sang s’écoulait d’une blessure sur mon front. Il m’avait pas raté. Mais j’pouvais pas me permettre de sortir tout de suite, il avait sûrement donné mon signalement et j’étais plus en sécurité ici, je décidai donc de m’y abriter le temps que les choses se calment. Je me laissai glisser contre le mur en fermant douloureusement les yeux mais très vite, mes sens affolés m’indiquèrent que je n’étais pas seul. De l’autre côté du hangar se tenait un jeune homme qui m’observait sans bouger, sans comprendre c’que j’étais venu faire ici. Il s’approcha un peu, mais d’un naturel méfiant, je n’le quittai pas du regard. Comme un animal qu’on cherchait à mettre en cage, je sautai sur mes pieds, prêt à m’enfuir encore s’il le fallait. A mesure qu’il venait vers moi, je comprenais que je n’avais rien à craindre de lui. C’était qu’un gamin, et ses grands yeux noirs étaient bordés d’une innocence que j’avais depuis longtemps oubliée. Je souriais. Je savais pas vraiment pourquoi. J’allais avoir des problèmes, de sérieux problèmes, mais j’crois qu’au fond j’aimais ça. J’avais besoin de sentir cette décharge d’adrénaline dans mes veines quand j’me faisais choper. J’avais besoin que le danger soit omniprésent dans ma vie, c’était une drogue dont je pouvais plus me passer même si cette addiction faisait souffrir mon entourage sans que je n’m’en rende compte. J’étais fier de moi, parce qu’encore une fois, j’avais réussi à échapper aux autorités sans faire trop d’efforts. Et sans doute que l’inconnu en face de moi devait me prendre pour un dégénéré mais j’m’en foutais, j’exultais, je jubilais rien qu’à l’idée d’être tout puissant face à l’avenir que ma mère m’avait prédit. Elle pensait que j’finirais éventré dans un caniveau avant mes seize ans et pourtant j’étais toujours là. Amoché, mais bien vivant. Il s’était finalement planté devant moi, et je le toisai d’un regard intimidant. « Pose pas d’question. » lâchai-je nonchalamment. Il hocha la tête, et reprit le cours de sa vie sans plus me prêter d’attention. Et pour la première fois, j’le voyais danser. Pour la première fois, je tombais amoureux.

J’avais jamais compris pourquoi j’m’étais attaché à ce gosse. Il était à peine plus jeune que moi, mais nos expériences de vie différaient tellement que j’avais l’impression d’avoir dix ans de plus. Lui, c’était le danseur né sous une bonne étoile, il espérait encore pouvoir faire de longues études, moi j’étais la vermine des bas-quartier qu’on essayait de dissimuler sous de beaux discours évoquant la tolérance feinte du reste de la population. Depuis deux semaines, je vivais sous les ponts. Mes parents avaient pas supporté que j’revienne entouré de deux flics qui me ramenaient menottes aux poignets après une altercation qui avait mal tourné. Et mon père n’étant pas du genre compréhensif, j’avais dû trouver un endroit où m’abriter le temps que les choses se calment à la maison. Alors je squattais un peu partout, et récemment, j’étais tombé par hasard sur un immeuble en ruine qui menaçait de s’écrouler à tout instant. J’étais pas si mal logé finalement, j’avais installé un matelas à même le sol, et parfois Younès venait me tenir compagnie. On s’endormait souvent l’un contre l’autre, prétextant qu’il faisait trop froid pour que l’on reste chacun dans notre coin mais la vérité était toute autre et je crois qu’au fond, on le savait. On savait qu’on était trop proches, trop complices, trop intimes ; pourtant, et même si j’me refusais à admettre l’évidence, j’avais aucune envie de m’éloigner. J’fonçais droit dans le mur, le cœur battant, le pied sur la pédale de frein mais je voulais pas appuyer dessus. Au milieu de la nuit, victime d’un sommeil agité, je me tournai vers lui et me rendis compte de la proximité que j’instaurais entre nous. Ses lèvres m’attiraient irrémédiablement, la chaleur grimpait d’un cran alors que je les imaginais plaquées sur les miennes. Tenté par sa présence constante auprès de moi et son souffle chaud qui s’écrasait contre ma peau, mes doigts effleurèrent sa joue d’un toucher léger, presque imperceptible. Et lorsqu’il s’éveilla et que ses yeux accrochèrent les miens, je reculai aussitôt. « Younès je… » murmurai-je en essayant vainement de trouver une explication à ce comportement déplacé.  « Tais-toi. » asséna-t-il soudain avant de poser sa main sur ma hanche. Et avant que je n’ai le temps de réagir, Younès me poussa en arrière pour s’installer entre mes jambes. J’étais paralysé, incapable de dire si j’adorais ça ou si j’étais parfaitement dégoûté par l’idée même d’être touché par un autre homme. Il interrompit le cours de mes pensées par un baiser timide, et j’oubliais tout. J’en oubliais même jusqu’à mon prénom tellement c’était bon. Bordel c’était comme si je respirais à nouveau, mes sens étaient en ébullition, mon corps appelait le sien avec une ardeur que je n’me connaissais pas. A cet instant, je réalisai qu’on avait attendu trop longtemps. Adrénaline. Désir. Interdit. Passion. Le cocktail qui me rendait vivant.

A l’arrivée du gardien, je me levai précipitamment de ma couchette de fortune et me postai devant les barreaux de fer qui me gardaient prisonnier depuis un peu plus d’un an. J’allais enfin le revoir, et je me réjouissais déjà à la simple idée de son regard planté dans le mien, de ses sourires encourageants qui m’aidaient à tenir le coup dans ce monde qui était désormais devenu mon quotidien. J’en bavais tous les jours, j’étais une véritable loque mais je tentais de garder la tête haute ; croyez-moi, dans une prison, vous avez tout intérêt à ne jamais baisser les yeux quand on s’adresse à vous. Les gars comme moi, ils faisaient pas long feu ici. La raison officielle de mon incarcération était un cambriolage qui avait mal tourné, mais de nombreuses rumeurs s’étaient empressées de me faire une réputation bien particulière. Y avait eu cette nana, une toute jeune fille que j’avais rencontrée lors d’une soirée trop arrosée. Elle avait pas voulu me suivre, j’lui avais forcé la main. Autant vous dire que j’avais dû apprendre à me faire respecter de mes nouveaux colocataires, et c’était un besoin viscéral que de pouvoir souffler un peu lors des visites de Younès. J’avançai dans le couloir froid et sans vie mais un léger sourire ornait mes lèvres. Je savais que le orange n’était pas ma couleur mais j’avais fait de mon mieux pour me rendre présentable. Sans la moindre délicatesse, le gardien me fit asseoir sur une chaise et j’attendis patiemment l’apparition de mon aimé. Lorsque celui-ci entra dans la pièce, vaste mais étrangement vide de sens, il s’installa en face de moi et mon cœur eut soudain un raté. Revoir son visage me rassurait, il me rappelait que quelque-chose m’attendait là-dehors. Mais aujourd’hui, il était différent. Il prit un temps infini à décrocher le combiné, son regard fuyant m’alarmait. Désespéré, je glissais mes doigts sur la vitre. « Regarde-moi ! Younès, sérieux, regarde-moi. » J’avais peur de comprendre. Sa main venait toujours à la rencontre de la mienne sitôt qu’il s’installait, et son silence en disait beaucoup trop long sur la raison de sa présence au parloir. J’arrivais pas à croire ce qui était en train de se passer, j’voulais pas imaginer qu’il puisse tout arrêter. « Hey, putain, j’t’en supplie… » J’avais jamais supplié personne. Mais lui… Non. Il pouvait pas partir, pas maintenant. Il avait pas l’droit. Il m’aimait, j’en étais sûr, si c’était pas l’cas, il oserait m’regarder dans les yeux. Il y arrivait même pas ce lâche. Il m’abandonnait derrière la vitre, parce qu’il savait que j’pouvais pas me défendre. C’était qu’un connard égoïste qui avait choisi la facilité, il avait choisi de me tourner le dos au moment où j’étais vulnérable, il avait choisi de m’effacer de sa vie, sans doute parce que ça faisait tâche d’avoir un mec en prison quand on était dans une grande école. « Tu peux pas m’faire ça. » Bien sûr qu’il pouvait. Il en avait rien à foutre, j’aurais dû m’en rendre compte plus tôt. Il répondait même pas, il savait pas quoi dire de toute évidence ; il osait pas m’regarder dans les yeux parce qu’il était conscient que s’il croisait mon regard qui déjà s’emplissait de larmes, il ferait marche arrière. Je bouillonnais intérieurement, j’avais envie d’lui cracher au visage tout le mal qu’il me faisait. Ma main, qui avait appelé la sienne sans réponse, alla s’éclater violemment contre le plexi tandis qu’il sursautait, surpris par cet accès de brutalité qui ne me ressemblait pas puisqu’il était le seul à savoir calmer mes ardeurs. J’me mis soudain à crier, à hurler, et les gardes ne tardèrent pas à venir me ceinturer en m’attrapant sous les bras pour me ramener à ma cellule, sous les regards choqués des visiteurs qui devaient être témoins de ce genre de scène assez régulièrement pourtant. Et lui, il me regardait toujours pas. « YOUNÈS PUTAIN ! ME LAISSE PAS TOMBER ! » Dernière tentative vaine pour attirer son attention, mais je n’existais plus à ses yeux. J’étais redevenu la vermine que j’étais avant de le rencontrer, j’étais fini, anéanti, et j’avais désormais plus rien qui m’attendait là-dehors.

« Allez Issam, fais pas ta pute, après tout t’as l’habitude hein ? » « Va t’faire mettre. » « Nan, ça c’est toi mon grand. » Sa voix me faisait gerber, j’en frissonnais tant j’le trouvais abject. Et j’pouvais rien faire, j’étais coincé à l’abri des regards, si j’appelais à l’aide, mon calvaire n’en serait que plus douloureux. J’avais fini par bien comprendre comment ça se passait ici. Il fallait toujours se montrer plus fort que les autres, et depuis que Younès m’avait quitté, depuis qu’il m’avait lâchement abandonné, j’étais plus que l’ombre de moi-même. J’baissais la tête dans les couloirs, j’lâchais plus un mot, j’me laissais bousculer sans réagir. Ils en avaient profité. Ils avaient vu que j’me défendais plus, ça leur avait donné des idées. Et j’me retrouvais collé au mur, un bras plaqué dans le dos, le visage grimaçant de douleur pendant qu’ses mains dégueulasses parcouraient mon corps avec minutie. J’avais l’impression d’être un pantin, parce qu’implicitement, je lui donnais l’autorisation de faire ce qu’il voulait de moi. Et j’m’en foutais. Younès était plus là, j’avais pas su le garder auprès de moi, et quand il était parti, j’avais réalisé qu’il avait emmené une part de moi-même avec lui. C’était ma faute, je l’savais. Alors je payais pour mes erreurs, pour un cambriolage raté, pour un viol réussi, pour une rupture atroce largement méritée. Ce mec, c’était mon co-détenu. En arrivant ici, je l’avais directement pris pour cible, songeant qu’il valait mieux être prédateur que proie. Mais il avait été témoin de cette scène pathétique que j’avais donnée au parloir, et il avait très vite remarqué mon changement de comportement. Sans doute que ça aurait été dommage de ne pas en profiter. J’étais vulnérable, faible, il me déshabillait et je ne me débattais même plus. A l’intérieur, j’étais comme mort. Mon souffle de vie m’avait abandonné, me laissant seul aux mains des pires criminels qui se réjouissaient de me savoir à leur merci.